Neige à Nore

Hier, c’était le mardi 24 février.

Je décide d’aller saluer le pic de Nore. Il fait beau et j’ai intérêt à m’entraîner un peu si je veux grimper le Ventoux au printemps. Je pars donc à une heure vingt, en survêt', tranquille, vers cette montagne que j’aime tant. Je dis à A. et à S. que s’ils veulent me récupérer en haut, je passe par Pradelles et qu’on ne peut pas se rater. La veille, M. R. le plombier, m’avait dit qu’il y avait beaucoup de neige, mais que par Pradelles-Cabardès, c’était dégagé. Je traverse donc Mazamet et j’attaque la montée de la route des usines – vallée de l’Arnette pour les cartes Michelin !

Je roule régulièrement, heureux de retrouver enfin les paysages familiers de l’été, de retour sur les itinéraires de la Jalabert [une course cyclosportive] que cet été je n’ai pas pu faire. Je finis par arriver au pied du col. Ça grimpe pas mal, quand même ! J’ai l’avantage d’aller travailler tous les jours à vélo, trente kilomètres quotidiens – sauf quand il neige –, souvent contre le mistral et sur un lourd vélo de facteur, ça entretient les cuisses. Là, j’ai pris mon VTC Bianchi, et je constate encore une fois que ce vélo est agréable avec ses grandes roues silencieuses et rassurantes sur chaussée mouillée. Il faudra peut-être que je change quelques pignons qui chicotent et rechignent à tirer la chaîne. Rien de grave.

 

À un kilomètre du pied, un panneau jaune : route barrée, col fermé. Je pourrais rebrousser chemin, mais ce serait idiot de renoncer à pied d’œuvre. Je décide de tenter quand même. Cinq kilomètres de col, après un hiver pratiquement plat, ça fait envie, même si mes jambes ont un peu la flemme. Je ferai demi-tour si ça devient critique. Alors, roule carrosse ! Le vent se lève. Un petit vent glacé qui glisse sur la neige. Bientôt je roule entre deux murets blancs qui n’étaient pas là cet été. Plus je monte, plus les murets sont hauts. Je commence à ressentir un doux mélange de découragement et d’enthousiasme. Les jambes renâclent un brin. Je leur accorde un passage par le petit plateau, celui que je n’utilise presque jamais, sauf des jours comme aujourd’hui, quand il faut ménager sa monture si on veut voyager loin. La monture, en l’occurrence, c’est un peu moi. Je passe la croix et là, je sais que je vais y arriver, je sais que j’ai fait le plus gros. J’espère que le vent ne forcira pas dans le dernier kilomètre. De toute façon, je suis décidé. Après tout, ce vent froid n’a rien à voir avec le mistral, mur de glace invisible que connaissent bien les cyclistes provençaux.

À propos de glace, nous y voici. Il faut regarder où l’on pose ses roues. Mais ça passe encore. Moment de doute après l’embranchement de la piste de VTT qui file vers tribord. La route se réduit à vingt centimètres d’asphalte noir cerné par la neige gelée, et au loin on ne comprend pas si la vision blanche uniforme qui couvre la chaussée est due vraiment à la neige ou s’il s’agit d’une illusion causée par les virages qui empêche de voir le goudron je continue. Et c’était bien une illusion, puisqu’au fur et à mesure que je progresse, je découvre mon précieux petit filet de route, bien suffisant pour un vélo. Il fait soleil, tout brille d’un blanc éblouissant, pas une voiture, le bonheur.

J’attaque le dernier kilomètre. Dans ma tête j’ai fini. Appel téléphonique de S. qui me dit qu’il m’attend à la fontaine. Je cherche mentalement une fontaine à Pradelles. Point ! La communication est détestable, ça crachote, s’interrompt. Je comprends enfin qu’il doit être au Triby. Je m’étonne qu’il ait pu passer avec toute cette neige, mais il me dit que la route est praticable. Téléphone silencieux. On se retrouvera au sommet et on descendra en auto. Tant mieux ! L’idée de cette longue descente dans cet air glacial ne m’enthousiasmait guère. À cinq cents mètres de l’arrivée, ça se corse comme aurait dit Napoléon. Plus de ruban noir, du blanc partout ! Je tombe de vélo, à contrecœur et en douceur dans la neige mollassonne. Et je marche un peu en tirant mon vélo. Pas longtemps. Je remonte. Quelques fines plaques de neige que je franchis en prenant de l’élan. Je suis ravi : je roule dans la neige. Aucune voiture ne pourrait faire ça. Je démontre la supériorité absolue de la bicyclette sur la bagnole ! Et j’arrive au sommet, persuadé que je vais trouver S. qui m’attend et monter dans le Berlingo – créature inférieure, mais sympathique malgré tout et dotée en série d’un chauffage efficace.


Rien du tout ! Je fais demi-tour sur l’esplanade au pied de la fusée rouge et blanc, je ferme mon col roulé, je remets le grand braquet et j’entame la descente vers le Triby, cette fois, puisque c’est la route que S. a empruntée. Bien sûr, la route est couverte de neige. C’est pour ça que le Berlingo n’a pas pu monter jusqu’au sommet. Il doit m’attendre un peu plus loin, après le prochain virage. Je roule donc dans la neige. Et je chois, encore, dans la poudreuse lénifiante. Et je ris ! Ça doit être un effet de l’adrénaline. Il me faut donc marcher encore. Jusqu’au prochain virage, car après, je trouverai S. et le Berlingo. Ou du moins, un peu d’asphalte pour rouler.

 

Point du tout. Je marche en traînant le vélo. Au virage suivant, toujours pas de goudron, et pas de S . ni de Berlingo ! Je continue. La couche de neige se fait plus épaisse. Elle craque sous mes pas. Les roues du vélo s’enfoncent. La neige s’accumule dans les rayons et contre les freins. Il faut le tirer. Je mets ma main droite sous la selle et la gauche sur le guidon et je marche vers le virage suivant, plein d’espoir. J’avise des traces de skis, j’engage les roues du vélo dans celle de droite et je marche dans celle de gauche, on ne s’enfonce plus autant. Vive le ski ! De part et d’autre, des traces de skis, d’autres empreintes : des pieds de gros chien (de loup ? je viens de lire une histoire de loup-garou de Fred Vargas et mon esprit bat la campagne…) et d’autres traces que je ne parviens pas à comprendre : un carré affublé d’une longue griffe. Bizarre !

Arrive le virage suivant. Je me sens seul au milieu des splendeurs enneigées. Il fait soleil. Pas froid. Le vélo commence à peser sur mes bras, mais je me dis que bientôt je trouverai S. et l’auto. J’essaie de téléphoner pour savoir exactement où ils sont. En vain ! Aucun signal. J’éteins et je rallume le portable, pour voir, ça ne change rien. Et je marche. Le silence assourdissant m’oblige à remettre en marche le baladeur que j’avais arrêté en arrivant au sommet. Et là, un voix québécoise qui me chante : « mon pays ce n’est pas mon pays c’est l’hiver, mon chemin, ce n’est pas un chemin, c’est la neige… » On s’y croirait. Je change de piste jusqu’à ce que je trouve Paolo Conte. J’ai besoin d’Italie pour me réchauffer ! Et je marche. De virage en virage j’arrive à la limite entre les deux départements et je passe dans le Tarn. Je rentre dans la forêt. Il y aura sans doute moins de neige maintenant. Téléphone. Maison ? C’est S. qui parvient au milieu des parasites à me dire qu’il redescend vers la route des usines et qu’il monte à Nore par Pradelles ! Je calcule qu’à force de marcher, je dois m’être sensiblement rapproché du Triby. Aucune envie de refaire tout ce chemin et de remonter à Nore. J’ai toujours espoir que la route sera praticable après le prochain virage… Je lui dis donc de ne pas monter à Nore, mais de revenir au Triby. Et je me rends compte que je parle dans le vide : on a été coupés !

Je marche. Et je m’arrête tous les cent mètres pour essayer de téléphoner. Rien ! Je marche sous le couvert des arbres. Plus de soleil. Je passe la croix. De la neige ! Toujours de la neige ! Rien que de la neige ! Et pas de téléphone ! J’arrive à l’aire de loisir aménagée : quelques tables de pierre et un four à grillades. Je marche. Longtemps. Je commence à avoir mal au bras droit à force de tirer le vélo. Je pense à Guillaumet : « Ce que j’ai fait, aucune bête au monde… » Restons modeste ! Soudain, un signal. J’appelle S. Répondeur. Je rappelle. Re-répondeur. À l’infini. Ou presque. Il finit par répondre. Il est presque arrivé à Nore, par Pradelles ! Chouette ! Moi je suis presque arrivé au Triby. Je lui dis de venir me récupérer là et surtout de ne plus bouger. On est coupés encore. Il doit téléphoner en roulant. J’appelle A. chez lui. Ça marche mieux. Les portables fonctionnent toujours mieux dans les maisons. Allez comprendre pourquoi ! Je lui explique que je suis entre Nore et le Triby. Que je ne suis pas perdu et que je reste sur la route. De prévenir la gendarmerie si je ne suis pas sorti de la forêt à la nuit. Puis on est coupés. J’ai soif depuis le début de la montée du col. Il y a une espèce de source sur le bas-côté. Je m’y désaltère et j’en profite pour prendre avec le téléphone une photo de mon vélo planté dans la neige. Et je reprends ma marche. Toujours sur la trace des skis.


J’ai laissé le compteur du vélo branché. Au sommet de Nore, il marquait trente-deux kilomètres. Nous en sommes à trente-cinq. Je suis trempé jusqu’aux genoux. Je ne sens plus mon dos, ni mes bras. Le vélo pèse une tonne. L’idée me traverse l’esprit que je pourrais le laisser là et revenir le chercher plus tard. Mauvaise idée ! Plus tard, si c’est avant l’été, il y aura toujours cette fichue neige ! Elle ne fondra qu’au mois d’août, et encore, pas sûr ! Et puis, on n’abandonne pas un vélo innocent en pleine montagne dans la neige. Ce vélo qui m’a courageusement porté pendant des années, c’est à moi maintenant de le transporter. Juste retour des choses. Pauvre petit Bianchi. Il ne sera pas dit que je t’ai tiré de la douceur parmesane pour t’abandonner lâchement aux rigueurs climatiques de la montagne Noire – qui serait plutôt blanche en l’occurrence…

 

Je passe l’embranchement de la piste de ski de fond. Hilarant ! On demande aux promeneurs de ne pas marcher sur les traces de skis pour ne pas les abîmer ! Je m’imagine tel Tarzan, sautant d’arbre en arbre pour préserver le sol immaculé. Rire crispé. Un peu plus loin, des empreintes de chaussures, de toutes tailles, y compris de petites semelles d’enfants viennent se mêler à « mes » traces de ski. J’en conclus, non sans une certaine réserve- car mes supputations depuis quelque temps me semblent peu judicieuses – j’en conclus néanmoins, que nous devons nous rapprocher de la civilisation, c'est-à-dire d’un endroit que les autos peuvent atteindre et donc les promeneurs équipés d’enfants en bas âge. Quand un est perdu au milieu de rien, il est plus rassurant de trouver des empreintes de bottines taille vingt-huit que des pieds de loups plus ou moins garous. Et mes déductions, cette fois, n’étaient pas mauvaises. Au loin des silhouettes humaines sur le chemin. Je me redresse et prends un air nonchalant – on ne se refait plus à mon âge – tout en clignant des yeux pour voir si c’est S. Je passe enfin devants les forestiers que je salue, et je me jette sue le goudron tant espéré.

Bling, bling. Téléphone message de S. Évidemment, impossible d’avoir la messagerie. Bah ! Il doit appeler pour me dire qu’il arrive ou qu’il s’est arrêté pour acheter des victuailles. Car il commence à faire faim. J’ai marché plus de deux heures dans la neige et mon estomac me le reproche bruyamment. J’époussette mon vélo. Je fais fonctionner les freins. Tout va bien. En selle. Je suis au carrefour entre la route de Roquerlan de celle des Yès. Mais pas de risque de se louper comme tantôt : la route de Roquerlan disparaît sous un mètre de neige. Je descends donc à la rencontre de S. par les Yès, tendu dans l’attente d’un bruit de moteur. Et je roule. Fait pas chaud, mais au moins, je vais vite et sans rien faire, ça me fait des vacances !

Je passe la Métairie-Haute et bling bling ! Nouveau message de S. Ça commence à m’inquiéter. Je m’arrête. J’appelle S. Rien. J’appelle A. qui est chez lui et dont la maison est toujours immobile. Il me répond et me dit que S. est coincé par la neige entre Pradelles et le pic de Nore. Je fulmine, j’enrage, j’étouffe ! Si ce satané téléphone avait fonctionné, nous n’en serions pas là. Le soleil tout à coup me semble terriblement bas sur l’horizon somptueux de la montagne Noire. A. me dit qu’il envoie du secours à S. et il me conseille de rentrer par Mazamet. Toujours disposé à suivre les conseils des amis, je décide de rejoindre S. à Nore et de l’aider à dégager le Berlingo en attendant les secours. Je coupe la conversation sur une engueulade : « Je t’avais dit la route de Pradelles ! » Et je file à toute allure vers... Pradelles. Il s’agit maintenant de faire la course avec la nuit. Et elle tombe vite ici.


Je passe les Yès, j’arrive au carrefour de la route des Usines. Je prends à bâbord vers Pradelles. Douze kilomètres, me dit une borne. Six heures dix. Crépuscule idiot ! Je roule à dix-huit à l’heure avec mes jambes qui me font mal. Je n’y arriverai jamais. Et toujours je joue du téléphone pour voir s'il y a « du » réseau. Mais rien ! Je m’essouffle. Que faire ? Au moins dire à S. que j’arrive et qu’il me guette sur la route s’il parvient à remettre l’auto sur ses roues, car il doit penser que je suis descendu vers Mazamet et ne s’attend plus à me trouver par là. Je fais plusieurs kilomètres comme ça, on n’y voit presque plus. Tout à coup, bling ! bling ! Message, donc signal. S. qui me dit qu’il est au Triby. Message un tantinet périmé. Ce téléphone me rendra dingue ! J’appelle S. et là, ça marche. Belle invention, le portable ! Je lui explique que je monte vers Pradelles et lui me dit qu’il attend un monsieur secourable, mandé par A., qui possède un 4 X 4 et qui va venir le dégager. Il est juste coincé sur trente centimètres de glace et les roues tournent dans le vide. Rien de dramatique, mais comme ni les pompiers du Tarn, ni ceux de l’Aude, ni les gendarmes ne peuvent se déplacer et qu’il n’a pas réussi à mains nues entamer la glace sous le Berlingo, ni à pousser la tonne du fourgon avec ses bras, il a bien fallu faire appel à la gentillesse et à la solidarité des Pradellois. Je me demande comment A. a pu contacter le gentil monsieur. S. me demande si j’entends l’avertisseur du Berlingo. Comment veut-il ? Je suis au moins à douze kilomètres ! Je lui dis que je continue à rouler et on coupe.

Je roule donc encore quelques kilomètres, mais ça devient dangereux à cause de la nuit. Je décide donc de m’arrêter et d’attendre dès que je trouverai un endroit propice. Arrive un réverbère. Providentiel. Je cale le vélo bien en vue, en pleine lumière, et je m’installe sur un muret de pierres sèches en attendant S. J’écoute un débat sur France Culture enregistré sur mon baladeur. C’est un peu surréaliste. Et puis le froid me prend. Je me rends compte que jamais je ne pourrai tenir si je reste immobile. Alors, je cache le vélo dans un coin sombre – ils ne manquent pas en cette saison – et je me mets en marche, le téléphone dans une main et le baladeur dans l’autre. La ligne blanche discontinue me sert de repère au milieu de la chaussée. Toutes les trois secondes, je regarde si j’ai « du » réseau en appuyant sur le bouton du téléphone. Ça fait une lumière pâle qui me donne l’heure et m’éblouit un peu. Ensuite, mes yeux ont besoin de quelques secondes pour retrouver la ligne blanche sur la route. Je guette les bruits de moteurs, prêt à éclairer le téléphone pour signaler ma présence si une voiture arrive ; pas envie de me faire faucher par un chauffard ! Je croise ainsi un automobiliste affable qui me demande si j’ai besoin d’aide. Je lui réponds que je suis dans une situation inconfortable, mais que je préfère continuer à pied : si je monte dans une voiture, S. risque de me rater. Je poursuis dans le noir. Une auto me dépasse, une seconde, puis des phares arrivent de Pradelles. Ils klaxonnent. C’est S. Sauvé !