Quand j’étais petit, nous vivions dans une vaste maison à la campagne. Presque une ferme. Nous avions toutes sortes d’arbres fruitiers et une vigne que mon grand-père avait plantés. Nous faisions même notre vin. Comme là-bas. Car mon grand-père était venu d’Italie et il avait recréé dans un coin de Provence un morceau de Vénétie. Il y avait à l’entrée du domaine un hangar que nous appelions le garage, bien qu’aucune auto jamais n’y mît les roues. L’auto restait à la porte du garage plein à craquer d’un bric-à-brac indescriptible. Il y en avait partout ; pas un pouce de l’entrepôt n’échappait à l’envahissement brocantesque.
On avait des étagères qui grimpaient le long des quatre murs et d’autres placées en plein milieu et qui, faute de mieux, se soutenaient mutuellement, comme ces veuves méditerranéennes qui suivent les enterrements, et qui menaçaient ruine. Le plafond n’était pas en reste et une forêt de clous de charretiers plantés dans les poutres de chêne retenaient de la chute un peuple de potentiels projectiles frustrés. Nous n’avions pas le droit d’entrer dans le garage car cette profusion d’outils rouillés et de vaisselles ébréchées en faisait un lieu de mauvaise réputation et les parents craignaient que nous ne finissions ensevelis sous une avalanche de vieilleries poussiéreuses.
Un jour, cependant, je me glissai dans le garage et mes yeux de cinq ans furent attirés par un animal incompréhensible : pendu au plafond, ça tenait à la fois de la noire tarentule et de la chauve-souris géante, c’était – en partie encore emballé dans sa housse de toile cirée prune et la tête en bas – un vélocipède à l’ancienne qui me regardait de son phare nickelé, unique touche d’optimisme parmi toute cette grisaille.
Mon grand-père ! Un beau matin il avait enfourché sa fringante mécanique pour faire sa promenade habituelle, dans la campagne véronaise, et, comme il était en forme, il avait poussé jusqu’à Cuneo, puis par inadvertance il s’était égaré sur la route de la France qu’aucun douanier ne gardait, car qui se serait aventuré à bicyclette sur cette route pleine de trous et qui ne menait qu’à la neige ? Eh bien, mon grand-père pardi ! Il roula autant qu’il put, un peu sur la terre battue, un peu sur la glace, il glissa un peu aussi et il finit par marcher dans la neige avec son vélo sur le dos : le véhiculé étant devenu véhicule. Il avait franchi la frontière en pleine nuit et par un froid à ne pas mettre un glaçon dehors, mais il avait vingt ans et une furieuse envie de mettre un brin de distance entre Mussolini et lui.
Et puis, un demi-siècle plus tard, grand-père était mort et on avait remisé son vieux vélo dans le garage bien à l’abri dans sa bâche comme la belle au bois dormant. J’allais souvent la voir, cette fatale relique qui avait changé la destinée de toute notre lignée. Sans elle, grand-père ne serait pas venu en France, il n’aurait pas épousé grand-mère, mon père ne serait pas né et je ne serais pas là à raconter son histoire. D’une certaine façon je lui devais la vie, à cette bicyclette !
Cet été lorsque j’ai vu un coureur céleste sur le point de gagner le Tour, cette histoire m’est revenue et je me suis souvenu de l’aigle couronné qui ennoblissait la bécane de pépé. Lui aussi c’était sur un Bianchi qu’il avait gagné la course de sa vie : Vérone-Avignon. J’avais envie d’un beau vélo de course : je me suis offert une « bella bicicletta » à mon tour. Le vélo de mon grand-père est devenu le grand-père de mon vélo...